L’âme et le Machine

Sans vraiment l’assumer, je n’ai jamais nié l’influence œdipienne de mon goût pour les vieilles. Les anciennes, les mécaniques qui couinent, les rouages qui crissent et l’odeur de l’huile chaude. (On parle motos, ici, vieux dégueulasse. Dons si t’y es pas, change de quai et ne te retourne même pas.)

À l’âge de 15 ans, j’avais traversé la Pologne en 2cv, découvert la Finlande en Dyane et tourné dans le Péloponnèse en Acadiane. Et avec mon solex… Ok, en solex, je n’ai pas vraiment franchi de frontière, à part celle de mon village mais crois-moi, là d’où je viens, d’autres ont été bannis pour moins que ça.

Je pourrais vous décrire aussi ma fierté lorsque, plus jeune encore, j’avais le droit de tenir la lampe de poche pendant que mon père essayait de redonner vie à l’un de ces vieux moteurs. Je m’appliquais beaucoup et je savais ne pas bouger tout en lui tendant le bon outil. Alors quand le moteur ronronnait enfin, au moment du verdict sur la séance de cambouis, c’était un peu grâce à moi et je savourais ce moment en observant la satisfaction (parfois le soulagement) sur le visage de mon père. C’était comme une aventure à chaque fois, avec du suspens, des rebondissements et le happy end.

Dix-huit ans, papier rose en poche (ça va, tu suis les pirouettes temporelles ? Tu dis si tu vomis, hein ?), sourire scotché aux oreilles, cheveux aux vent… eh ouais, décapotable, mon vieux ! Ma première voiture était une 2CV6, de deux années mon aînée. Bref, je vais pas te présenter toute la famille, puisque Lisette (c’est ainsi que je l’appelais) était la première d’une longue dynastie de «vieilles».

Alors évidemment, quand arriva le jour de choisir ma bécane, ma chignole, mon cheval de fer, ma prochaine compagne, évidemment, j’ai cherché une vieille.
J’en cherchais une qui sentirait l’huile, qui aurait des choses à raconter. Qui un jour m’emmènerait au bout du monde et ferait ma fierté, le lendemain refuserait d’aller chercher le pain. Et alors je me pencherais à son oreille et je lui demanderais «ben alors ma grande ? t’as le cafard ce matin ? Tu veux qu’on en parle ?». Puis je m’assiérais à côté d’elle, pour essayer de comprendre. Et avec ma lampe de poche, peut-être que je trouverai le problème et le verdict ronronnera et alors, à nouveau, je serai fière. Bref. Je cherchais une vieille, parce que j’avais besoin d’avoir à mes côtés, une âme et du caractère. Parce que je sentais que cette attirance pour les vieilles mécaniques, c’était bien une histoire d’émotions.

Je ne vous surprendrai pas si je vous dis qu’évidemment, ma moto aussi, je l’ai baptisée. Elle s’appelle Bertrand. (Oui, c’est bizarre, mais c’est… compliqué. Et puis c’est pas le sujet). Avec Bertrand, j’ai enfourché ma liberté et mon indépendance. Ma première vie seule. J’avais 28 ans et perdu à peu près tout ce que j’avais construit dans mes premières années de vie d’adulte.

Pour compenser la remise à zéro du compteur émotionnel, j’ai fait le plein de 98, et inévitablement, Bertrand est devenu mon support, mon tuteur, mon identité.
Quand elle démarre au quart de tour, je lui dis merci. Quand je lui en demande trop, je lui demande pardon. Quand je la maltraite, je lui promets de faire un effort. Quand elle est malade, je vais lui rendre visite au fond du garage avec un café et des bredele. Parfois, je pense au jour où elle ne sera plus là. J’ai bien conscience que c’est une fatalité. Bertrand a mon âge, mais elle, elle a déjà fait 150000km. Alors que moi, je ne lui en ai mis que la moitié dans son dentier. Alors oui, un jour, Bertrand ne sera plus. Et moi, alors ?En arriver à de telles interrogations à propos d’un tas de ferraille, c’est quelque chose de bien singulier. Peut-être que tu fais partie de ceux qui comprennent carrément ce que je raconte là. Et alors peut-être peux-tu imaginer ce que j’ai ressenti le jour où, évoquant cet attachement que j’avais pour Bertrand, j’ai entendu mon père me dire que la mécanique était, selon lui, la meilleure illustration… de la mort, puisqu’une machine ne faisait qu’imiter le vivant, ce qui prouve bien qu’elle ne l’était, par définition, pas du tout.
Raisonnement indiscutable. Cinglant. Coup de poignard. Arg.

Dans un premier temps, j’ai pensé : «Oui, je sais bien que Bertrand n’est qu’un tas d’atomes assemblés artificiellement, qu’elle ne sort ni d’un chou, ni d’une rose, mais Bertrand a une âme. Peut-être seulement parce que je lui en accorde une. D’ailleurs si elle n’en avait pas, serait-elle capable de générer autant d’émotion ? Si ce tas de ferraille ne sert qu’à révéler la projection de mes fantasmes, cela ne suffit-il pas à lui accorder un statut particulier ?»
J’avais beau essayer de tricoter des arguments d’urgence, l’évidence m’avait tellement sonnée que j’en étais déjà à me demander comment j’avais pu me ridiculiser tant d’années à parler à une créature d’acier… inerte.
C’était comme si Bertrand elle-même se retournait contre moi. M’avouait sa supercherie. Mais qu’est-ce que je raconte ! C’est impossible ! Bertrand n’existe pas ! Et quel nom ridicule pour une moto !

Je crois surtout que j’étais triste de ne plus pourvoir jouir naïvement de cette légitimité accordée par défaut de traiter sa chignole comme une vieille copine, à partir du moment où on vit notre passion avec les tripes et où l’on s’entoure de personnes capables de la comprendre… ou de jouer le jeu.

Et puis j’ai enfilé mon cuir, mon casque, mes gants, et cette même fierté, intacte, à chaque fois que j’enfourche ma bécane et que le moteur se lance. Parce qu’à cet âge, c’est un petit verdict à chaque fois. Un moment magique, une émotion, une histoire. La mienne. Et jusqu’à preuve du contraire, si j’ai encore une âme, c’est un peu grâce à elle.

A Bertrand.

À suivre du même auteur :
L’homme est-il une machine ?
(Nan, je déconne.)

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